Tiny Tim et
Tim Cratchit sont sur un bateau…
Après Un Œil bleu pâle et La Tour noire, Louis Bayard revient avec un roman nouvellement (et
fort habilement) traduit pour son public français. L’Héritage Dickens nous propose cette fois un voyage dans le
Londres brumeux et inquiétant de 1860, un Londres aux facettes multiples, de la
crasse misère de l’East End aux beaux quartiers de la gentry…
Le héros,
Timothy Cratchit, qui inspira le Tiny Tim de Dickens dans son Conte de noël, n’est plus l’enfant
chétif qui sut jadis attendrir ce vieil acariâtre de Scrooge. Hébergé dans un
bordel par une maquerelle à qui il enseigne la lecture, le jeune homme,
éternellement sans le sou, écume la tamise à la recherche de cadavres dont il
pourrait tirer récompense. Ce n’est pourtant pas un mauvais garçon :
poursuivi par le fantôme d’un père adoré, récemment décédé, à qui il adresse de
touchantes missives, Tim est aussi un frère affectueux que les épreuves de
l’existence n’ont pas tant endurci. C’est pourquoi, lorsque le bateau du
capitaine Gully prend dans ses filets le corps inanimé d’une petite fille, il
décide de suivre la piste d’une autre fillette miséreuse croisée au hasard de
ses pérégrinations dans les docks de la cité. Il recevra dans cette tâche le
soutien inattendu d’un gosse surnommé « Colin le mélodieux » qui
parvient à retrouver pour lui la jeune Philomela, orpheline italienne au destin
tragique. En cherchant à la protéger, Tim va se retrouver mêlé à une sombre
histoire de trafic de jeunes filles dans laquelle les individus les plus
dangereux ne sont pas ceux auxquels on s’attendrait.
Nouveaux défis, nouvelle réussite
Voilà pour
l’histoire : une fois de plus, Bayard nous plonge dans un passé
scrupuleusement reconstitué, fourmillant de détails et d’anecdotes, et crée
pour ses lecteurs un tableau parfaitement équilibré entre ambiance romanesque,
action fracassante et réalisme du décor. On retrouve avec bonheur ce style
inimitable qui rappelle Mark Twain, mais aussi Dickens et Wilkie Collins, où
l’humour vient souvent soutenir une narration quasi-cinématographique. A chaque
roman Bayard parvient à créer, non sans brio, une coloration propre à l’époque
et au lieu particuliers de son récit : le Londres de 1860 n’est pas le
Washington de 1830. Les personnages qu’il crée dans cette nouvelle œuvre
soutiennent amplement la comparaison avec ses héros précédents. On s’attache
diablement à ce Tim Cratchit plein de nuances et de contradictions, qui cherche
tant bien que mal à se séparer de son ancienne image de bambin maladif, mais ne
cesse d’y revenir. On tremble pour la jeune Philomela, douce petite créature à
l’enfance écorchée, talentueuse, intelligente et incroyablement courageuse. On
est suspendu aux lèvres du vieux Gully, marin cynique et pourtant plein de
tendresse, et l’on s’étonne, enfin, devant le portrait de ce Scrooge si
pragmatique qui mène ses bonnes œuvres comme il dirigerait une usine, plein
d’inquiétude pourtant envers sa pupille qu’il continue à entretenir de loin en
loin. Jamais Bayard ne tombe dans la caricature : au contraire, à l’instar
de son jeune Edgar Poe, il détourne prodigieusement les vieux poncifs attachés
comme un boulet aux figures qu’il a l’audace de mettre en scène.
L’intrigue en
elle-même est passionnante, angoissante, riche en émotions. Il n’est pas si
fréquent de ressentir une haine aussi absolue que celle qu’on peut éprouver à
lire les ignominies de ce lord dépravé et son lieutenant méphitique. Les scènes
de course-poursuite sont, au sens propre, haletantes, le suspense,
diaboliquement entretenu. On se sent, tout au long du roman, comme accroché par
le bout des ongles au bord de l’une de ces corniches sculptées qui ornent les étages
des maisons aristocratiques londoniennes. Du point de vue de la technique,
c’est irréprochable.
On pourrait
certes regretter une relative faiblesse dans le dénouement du mystère, mais
seulement en comparaison avec les ouvrages précédents, à la résolution plus
complexe. La conclusion finale, quant à elle, est poignante, et rappelle d’une
certaine façon la fin magistrale de Martin
Eden.
Une chair tâchée d’encre
Un dénouement
sans réelle surprise, c’est un fait entendu, mais le cœur du roman n’est pas
là. Autour de l’intrigue principale se pose une problématique essentielle de la
création littéraire. Ainsi, l’utilisation d’un personnage imaginaire
« concrétisé » dans un nouvel espace virtuel défini, entre autres,
par son réalisme historique. La grande réussite de l’ouvrage est de donner
l’illusion que le héros, doublement fictif puisque précédemment créé par un
autre écrivain, paraît d’autant plus réel dans ce nouveau contexte dramatique. L’effet
est renforcé par l’idée que Timothy Cratchit a grandi, évolué, et souhaite
s’émanciper des attributs dont l’a affublé dans sa première apparition, comme
un acteur qui hanterait les studios depuis sa plus tendre enfance et que son
public aurait vu grandir, et qui rêverait de rôles enfin adultes. L’auteur s’efforce
de combler le vide (tout aussi fictif !) existant entre l’œuvre de Dickens
et la sienne en narrant les divers épisodes qui ont marqué cet espace temporel.
Le procédé est habile et parfaitement efficace.
Tiny Tim et
Timothy sont-ils deux entités distinctes, indépendantes l’une de l’autre
puisque issues de l’imagination de deux romanciers ayant écrit à plus presque
deux siècles d’intervalle, ou bien Louis Bayard n’a-t-il fait qu’adopter le
personnage de son illustre prédécesseur pour servir d’autres fins ? De
prime abord, il n’y a pas grand-chose de commun entre le malheureux garçon du
conte, misérable et fragile, et ce jeune homme responsable et plein d’énergie
hissé au rang de défenseur des opprimés. Tout le talent de Bayard est de
brouiller les cartes de l’invention, et de parvenir à dépasser les limites
artificiellement posées par les œuvres dont son personnage est issu.
La délicate question du père
Le
personnage du père fantôme exerçant par-delà la mort une influence sur son fils
n’est pas vraiment une idée neuve : les plus fameux auteurs de la Grèce
antique se sont prêtés au jeu, sans parler de William Shakespeare, Molière, ou
encore, plus récemment, Daniel Pennac… Quoique le principe, ici, soit un peu
différent : jamais on n’entend la vision de Timothy parler à son enfant.
Il est une image flottant dans les rues de la ville qui paraissent représenter
ainsi, métaphoriquement, les méandres dont se compose la mémoire humaine. Les
lettres rédigées par Timothy sont un instrument narratif à la double
utilité : présenter l’homme affable et fantasque qui fut son père, et
combler les vides de l’existence de Tim depuis son adoption par « l’oncle
N » (Scrooge), autre figure paternelle du récit, à la fin du conte
dickensien.
Ces
missives ont l’effet bienheureux d’un souffle léger sur une joue brûlante.
Entre deux scènes d’enquête parfois éprouvantes (pour le lecteur comme pour les
courageux personnages), elles sont une respiration, un repos nécessaire qu’on
ne nous accorde pas toujours dans de tels ouvrages. On peut appeler cela une
longueur, si l’on veut.
Et
puis, encore une fois, Bayard installe une de ces mises en abîmes dans
lesquelles on a tant de plaisir à s’engouffrer : le père de Tim, à
l’époque où ce dernier est encore la victime d’un handicap qui manque
l’emporter dans la tombe, n’a de cesse de réinventer son propre fils, créant
une fiction par-dessus la fiction. Il lui attribue des paroles incroyablement dignes,
héroïques et pures (telles qu’il en prononce réellement dans l’œuvre de
Dickens, ce qui renforce encore le rôle paternel que joue l’écrivain). Des
paroles que les adultes ont pour habitude de mettre dans la bouche des bambins,
pour combler peut-être le grand silence qui peut régner parfois sur l’enfance
(que j’aurais aimé, parfois, avoir la verve de ces jeunes personnages qui, au
cinéma, dans les livres, dans les séries télévisées, résument tout en un seul
verbe tendre !). Cette étrange pratique révèle-t-elle une déception, le
désir caché d’engendrer un fils plus proche de ses attentes ? Non, il faut
plutôt y voir la lutte d’un père contre la maladie de son garçon, avec les seules
armes de l’imagination. Une façon de se rassurer un peu tout en rassurant les
autres. Idée incroyablement subtile et émouvante, qui contribue à placer le
Père, qu’il soit fictif, réel, ou de littérature, au centre de cette œuvre bien
plus complexe qu’elle ne paraît à la première lecture.
Qu’un
roman puisse réunir à la fois vérité historique, ressorts romanesques,
chausse-trappes du récit de mystère, subtilités stylistiques et psychologiques,
et intelligence des méandres de la création littéraire n’est pas chose si
courante. Il convient de le noter, puis d’en profiter.
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