mercredi 14 août 2013

Drood, de Dan Simmons



Publié en 2009 aux Etats-Unis, puis en France en 2011, Drood est l’incursion d’un génie du fantastique et de la SF dans l’univers du roman historique. Comme il fallait s’y attendre, l’horreur et l’étrange se taillent la part du lion, mais c’est également l’occasion pour les lecteurs de découvrir tout un pan de l’histoire de la littérature, et pas des moindres, avec comme toile de fond la bonne ville de Londres à l’époque victorienne : paysage surexploité s’il en est, mais qui trouve sous la plume de l’auteur une densité rarement atteinte. Dan Simmons a réalisé ici un coup de maître, qui force l’admiration autant que la perplexité.

L’histoire, sans trop en dévoiler, est celle de la rencontre de Charles Dickens et d’un personnage mystérieux baptisé « Drood ». Magicien ténébreux, génie de l’hypnose, chef de gang cruel et grand prêtre d’un culte égyptien obscur, Drood est un peu tout cela, et il va provoquer chez Dickens une fascination qui virera très vite à l’obsession, et marquera les cinq dernières années de sa vie au point qu’il commencera à rédiger un livre baptisé Le Mystère d’Edwin Drood, resté inachevé. Le narrateur, W. Wilkie Collins, autre grand romancier de son temps, ami et rival de Dickens et précurseur du thriller, glisse peu à peu de sa position de témoin privilégié à celle d’acolyte, avant de devenir, dans le dernier tiers de l’ouvrage, le héros final et pour le moins controversé de cette plongée dans les ténèbres.

C’est après avoir lu une biographie de Dickens par Peter Ackroyd que Simmons décide d’explorer cette période de l’existence du grand écrivain, marquée par un grave accident ferroviaire qui faillit lui coûter la vie. Cinq années mystérieuses, assez peu décrites par les littérateurs dickensiens, que Simmons se propose de reconstituer à sa manière par le prisme du regard de Wilkie Collins, autre auteur à succès et père du thriller, qui forma longtemps avec Charles Dickens un duo amical et professionnel pas toujours exempt de perversité…

Tableau de maître

Au sujet de Drood, les avis sont partagés, des plus virulents aux plus admiratifs, et vous êtes évidemment parfaitement libres de vous forger votre propre opinion. Cependant, que l’histoire vous convainque ou pas, que vous deviniez avant l’heure les ressorts de l’intrigue ou que vous vous retrouviez piégés comme je l’ai été, de nombreux éléments de ce récit hors-normes me paraissent relever du défi littéraire. Le premier d’entre eux étant la somme colossale de travail mise en œuvre pour retranscrire, avec ce niveau de fidélité, les existences de deux hommes de lettres dans leur cadre social, intellectuel, temporel et géographique. La seule lecture de la bibliographie présente à la fin de l’ouvrage ne donne qu’un maigre aperçu du labeur de Simmons ; Les auteurs les mieux documentés ne parviennent pas toujours à ce degré d’excellence. Il a fallu, outre les recherches, un talent de mise en perspective, de mise en scène, d’adaptation du style, et de compréhension profonde des enjeux littéraires de l’époque. Plus qu’un roman, Drood est une fresque historique phénoménale qui en apprend plus sur les existences de Dickens et Collins, et sur la vie culturelle de leur époque, que n’importe quelle biographie. En outre, la description de ce Londres bicéphale, entre le West End bourgeois de la gentry et l’East End labyrinthique des âmes damnées et des sans-le-sou est frappante à bien des égards. Et, qui plus est, s’adapte merveilleusement au propos de l’auteur.

L’âme de l’East End

Nous arrivons au second tour de force du roman. Comme dans d’autres de ces ouvrages, Dan Simmons nous plonge dans les méandres de la pensée humaine et de l’inconscient, présentés ici comme une succession de strates de plus en plus impénétrables. A mesure que nous nous enfonçons dans les quartiers les plus populaires de la capitale britannique, c’est à la folie grandissante des personnages eux-mêmes que nous nous confrontons. Une mise en abîme, dans tous les sens du terme, puisque démence et vices vont de pair pour composer une vision dantesque des cercles de l’Enfer. La traque pour dénicher Drood conduit les deux personnages principaux dans les bas-fonds, puis les catacombes : au fil de ces incursions terrifiantes dans un univers de ténèbres et de pure sauvagerie, dans lequel toute règle de civilisation est vouée à disparaître, Dickens et Collins se débarrassent peu à peu de leur vernis de respectabilité. La cartographie de Londres se superpose ainsi à celle de l’esprit tourmenté de Collins, embrumé par le laudanum et l’opium, en proie à des visions terrifiantes, à la paranoïa et à des pulsions de moins en moins contrôlables. Dans cet univers de faux-semblants à l’architecture alambiquée, grandement nourrie par l’inspiration de l’écrivain, le lecteur perd pied aussi sûrement que s’il s’égarait dans ce Whitechapel des années 1860.

Ainsi confrontés à leurs émotions primales, les deux personnages principaux révèlent une facette bien moins glorieuse de leur personnalité : manipulations, jalousies, haines larvées, amertume, trahisons… le monde ouaté de la littérature dissimule de profondes ornières où il ne fait pas bon s’égarer. Qu’il s’agisse ici d’une fiction n’enlève rien au réalisme des deux écrivains. Simmons nous livre une extrapolation plausible de leurs relations pour le moins complexes, car pour être amis et confrères, ils n’en furent pas moins rivaux. Or, à ce petit jeu de gloire et de génie, Dickens semble presque à tout coup sortir vainqueur.

Gentlemen du siècle

La grande réussite du roman tient aussi, et peut-être avant tout, dans ce portrait de l’un des plus grands hommes de l’Angleterre victorienne. Un portrait tout en nuances, très éloigné de l’image populaire du noël en famille que Dickens contribua à rendre célèbre. Il apparaît tour à tour comme un homme d’affaires redoutable, un génie de l’intrigue et de la mise en scène, un hypnotiseur de salon talentueux, un orateur fascinant, un passionné de marche athlétique, un chroniqueur de son temps… mais cet hyperactif est aussi un ogre. Manipulateur, menteur, cruel, sournois, mauvais père et mari déplorable, égocentrique, mégalomane, jaloux de son succès et de ses prérogatives, maniaque du contrôle… Face à un Wilkie Collins un peu faible, parfois bêtement sentimental, il se dresse comme la statue du commandeur. Inaltérable, intouchable et quasi omniscient (un trait d’autant plus accentué que son don pour le mesmérisme le rend apte à pénétrer toutes les consciences). Dickens se montre également, et c’est là toute la force du roman, comme un homme prisonnier de ses propres inventions et de l’image d’Epinal qu’il a mis tant de soins à construire. Une célébrité qu’on s’arrache, à tel point qu’il ne s’appartienne plus vraiment, comme si Dickens n’était rien d’autre que la propriété intellectuelle du Royaume britannique.

Face à cette divinité capricieuse, le lecteur ne peut tout d’abord ressentir que pitié et sympathie pour le malheureux Wilkie Collins, éternel Watson, acolyte infatigable bien que sujet à une goutte qui le torture à toute heure du jour ou de la nuit, et que des doses phénoménales de laudanum parviennent à peine à apaiser. Son amitié pour le grand maître, au départ franche comme l’or, va cependant décliner au fil du récit. On découvre sa souffrance à l’idée de ne jamais réussir à égaler le grand Dickens, une amertume qui ne suffit cependant pas à briser ses chaînes. Collins accepte tout. Pour le plaisir de son ami, il se plie à tous les sacrifices, toutes les compromissions. Jusqu’au point de rupture, provoqué en partie par le malfaisant Drood. Le vernis craque et se fendille alors, nous donnant à découvrir un personnage d’une extraordinaire complexité, un homme souvent médiocre, parfois magnifique, un bourreau de travail qui ne veut plus subir mais ne trouve sa revanche que dans la bassesse. La rencontre entre la vérité historique du bonhomme et son prolongement dans la fiction est une réussite totale. Simmons a décrit dans Drood l’un des personnages les plus fascinants de la littérature fantastique.

On pourra reprocher à Dan Simmons une trop lente progression dans le récit, une mise en place trop minutieuse qui laisse peu de champ à la spontanéité. L’ensemble forme pourtant une machine diabolique, aussi dérangeante que passionnante. Une photographie d’histoire littéraire digne d’apparaître dans le meilleur cabinet de curiosités. Quant au dénouement, que je me garderai bien de révéler ici tant son machiavélisme vous laissera cois, il a la vertu perverse de laisser ouvertes toutes les possibilités, y compris les plus immorales. Il ne reste plus qu’à rassembler votre courage et à vous lancer dans le périple. Laissez-y, au passage, toutes vos espérances…

lundi 12 août 2013

22/11/63, de Stephen King



La petite musique du diable

Nous avons (presque) tous un Stephen King dans la tête. Le grand maître de l’horreur a nourri cet inconscient collectif dans lequel le maquillage du clown cache des abîmes, où la grippe est un instrument de Dieu et l’insomnie, un passage vers les strates supérieures du monde. Outre son expertise technique, qui n’est bien évidemment plus à prouver, c’est sa capacité à incarner la petite voix de la déraison qui nous fascine. Son œuvre tentaculaire a mis en scène, non seulement nos peurs les plus inavouables, mais aussi et surtout cette propension bien humaine à nous égarer dans les « et si… ».

Comme beaucoup d’entre vous, je le suppose, Stephen King et moi avons vécu une passion adolescente. A 14 ans, il incarnait ce monde des « lectures adultes » sur le seuil duquel je restais, indécise, jusqu’au jour où le besoin de grandir m’a précipité vers lui. Simetierre fut l’une de mes plus grandes expériences de la terreur, en partie à cause d’une banale petite phrase qui me figea d’horreur plus sûrement que toute autre scène de son chef-d’œuvre. Une petite phrase qui disait à peu près : « En réalité, tous ces événements tragiques n’avaient jamais eu lieu ». Pour ceux qui n’auraient pas lu Simetierre, je rappelle brièvement le contexte : Louis Creed vivait une existence parfaitement heureuse avec sa femme, sa fille et son petit garçon dans leur nouvelle maison de Derry jusqu’au jour où le pauvre Gage, adorable bambin de trois ans, se fait écrabouiller comme une musaraigne par un poids lourd. On devine aisément la suite : les trois membres survivants de la famille Creed  plongent dans le cauchemar de ce deuil d’une brutalité inouïe (vous pouvez faire confiance à Stephen King pour ne pas mâcher ses mots). L’enterrement est un fiasco, à cause des relations calamiteuses entre Louis et son beau-père. Rachel Creed, la maman de Gage, tourne aux calmants pour ne pas s’effondrer, et la fille de Rachel et Louis erre dans la maison en serrant entre ses petites mains un portrait de son défunt petit frère. Tout ce qui suit la mort de Gage est parfaitement atroce, en résumé, jusqu’à cette petite phrase venue –apparemment- de nulle part : « En réalité, tous ces événements tragiques n’avaient jamais eu lieu ». C’est à ce moment précis que j’ai posé le livre avec la conscience très nette qu’il était au-dessus de mes forces de le poursuivre.

J’avais du sentir à l’époque, sans pouvoir le formuler, que tout le génie du maître se tenait-là, dans cette formule faussement magique qui prétendait tout annuler, et qui me précipitait en fait dans la véritable horreur du récit : celle du déni de la mort, de la souffrance, ce refus farouche de voir disparaître nos êtres aimés. Ce que j’ai entendu ce jour-là, fort brièvement, n’était rien d’autre que la petite musique du diable. La douce mélodie de la folie furieuse.  Avec un peu de chance, je ne l’entendrai jamais ailleurs que dans de très bons romans.

J’ai réussi à finir Simetierre, et prise dans mon élan, j’ai lu à peu près tout ce que Stephen King avait écrit jusque-là. Avec l’expérience, j’en étais venue à admirer sa technique : maîtrise impeccable du récit et des personnages, dialogues plus vrais que nature, et cette lente coulée de sable dans les rouages de ces vies ordinaires. Mais à chaque opus, c’était cette mélodie légère que je guettais. Parfois, elle résonnait à mes oreilles à la lecture d’un paragraphe ou de quelques lignes pour teinter tout le récit. Parfois, elle m’échappait complétement. Que je l’entende ou pas, il restait toujours cet authentique plaisir de lecture : King connaît son boulot.

Et puis, bien sûr, au fil des ans, d’autres auteurs se sont imposés à moi. J’ai délaissé Stephen King pour vivre de nouvelles expériences. Je le rencontrais fréquemment dans les rayons des librairies, indéboulonnable en dépit des nouvelles modes littéraires, et me promettais souvent de fêter nos retrouvailles, mais cela n’arrivait pas. Trop de bons romans, moins de temps pour les lire… Je n’oubliais cependant pas que la petite musique que je cherchais à présent à écouter chez d’autres auteurs, c’était lui qui me l’avait fait entendre pour la première fois.

Enfin, il y a un mois environ, Stephen King s’est rappelé à mon bon souvenir par le biais de ma mère, mine d’excellents bouquins qui a l’élégance de ne jamais s’en vanter. Elle était en train de lire 22/11/63 et se déclarait enchantée. Comme je suis une bonne petite fille qui n’a pas l’habitude de contredire sa maman, je me suis procuré le livre.


Stephen King vieillit bien

Comme toutes les bonnes histoires, 22/11/63 repose sur le fameux « et si… » : Et s’il était possible de remonter le temps pour empêcher l’assassinat de Kennedy ? C’est l’opportunité qui est offerte à Jake Epping, paisible petit professeur de lettres divorcé et sans enfants, lorsque son vieil ami cuistot lui fait découvrir, dans la réserve de son restaurant, un passage qui lui permet de revenir en 1958. Il lui reste donc cinq ans pour s’assurer de la culpabilité de Lee Harvey Oswald, son suspect n°1, et l’empêcher de nuire. Sauver Kennedy, c’est peut-être éviter la guerre au Viet-Nam et ses conséquences tragiques. C’est aussi prendre vacances de ces trépidantes années 2010 pour découvrir une époque plus douce, où les jeunes ont de bonnes manières, les profs sont respectés, et la nourriture, incroyablement savoureuse…

Je n’en raconterai pas plus. Si vous connaissez Stephen King, vous comprendrez que la traque d’Oswald n’est qu’une étape parmi tant d’autres de ce voyage fascinant. Entre Derry et Dallas, Jake Epping ne chôme pas, corrigeant d’autres injustices de la vie avec une touchante innocence. Lecteurs, prenez garde : la petite musique résonne jusque dans ces sweet sixties

Avec 22/11/63, King fait preuve d’une étonnante sobriété : on est loin du foisonnement de personnages et d’intrigues d’un Bazaar ou d’un Fléau. La dichotomie du bien et du mal, traitée parfois un peu caricaturalement dans certaines de ces œuvres, tourne ici en un passionnant débat intérieur chez un héros qui n’a rien d’un justicier. Ses questionnements et les nôtres se confondent et nous permettent de le suivre pas à pas dans ce lent paysage nostalgique, un peu trop séduisant. De fait, la respiration imprimée au livre est magistrale : tantôt légère et apaisée quand Jake découvre le bonheur d’une vie simple dans une petite bourgade du Texas, tantôt lourde et haletante quand il lui faut revêtir son costume d’espion sur les traces d’un Oswald encore anonyme, sans le sou, dans les quartiers populaires de Dallas. C’est une mélodie insidieuse, à deux temps, car la berceuse du passé s’accélère sur le tempo du futur. C’est ici, dans ce rythme binaire mesuré avec précision, que le diable dissimule ses paradoxes. Comme le dit si bien Stephen King : le passé ne veut pas être changé. Et pour protéger ses acquis, il est prêt à toutes les bassesses.

L’intrigue se nourrit pleinement des espoirs que nous entretenons à l’égard du personnage principal, ce chic type plein de bonnes intentions qui pense mériter aussi son bonheur, dût-il le trouver à une époque où il n’était même pas encore né. Au fil des pages, notre inquiétude à son égard va crescendo, jusqu’à ce final à la beauté mélancolique  : le diable a plus d’un tour dans son sac… C’est ainsi que l’on découvre un Stephen King apaisé, beaucoup moins bavard qu’à ses débuts, comme s’il n’éprouvait plus le besoin de se justifier. Le temps, toujours inéluctable dans son œuvre, avait déjà été traité avec brio dans la nouvelle Les Langoliers. Depuis, l’auteur a vieilli. Bien vieilli. Inéluctablement.