jeudi 29 mai 2014

El-Levir, de Alain Damasio et Philippe Aureille

Publiée en 2009 aux éditions Organic, une petite merveille de conte graphique où le plus grand livre s’écrit dans les cieux…

La vie et rien d’autre


Pas facile de résumer en quelques lignes cette nouvelle pourtant courte, aussi éphémère que la vie elle-même. On pourrait évoquer El-Levir sous la forme de règles du jeu : Dans un monde ressemblant étrangement au nôtre, mais qui pourrait se situer, soit mille ans dans le futur, soit mille ans dans le passé, El-Levir est le plus grand scribe de son temps. Il réunit ainsi les plus merveilleux talents de calligraphe, et le savoir livresque le plus profond. Il est donc logiquement désigné pour accomplir la plus formidable mission qui puisse être confié à un savant de sa catégorie : Ecrire le plus grand livre de tous les temps, et mourir.

La rédaction du Livre obéit en effet à des règles extraordinaires : chaque mot tracé devra voir ses dimensions doubler par rapport au mot précédent. D’un mot à un autre, le support ne peut jamais être le même. L’écrivain devra rédiger sous la dictée de « valets de matière » (en fonction du support choisi) et oubliera au fur et à mesure les mots qu’il aura tracés. Ainsi le scribe ne pourra jamais connaître la globalité du plus grand Livre de tous les temps. En fait de livre, il s’agit d’ailleurs d’un poème, dont la première phrase sera, sous une forme ou une autre, la dernière.

El-Levir a été choisi pour accomplir cette grande mission, qui sera la dernière de sa vie. Des dizaines de scribes ont essayé avant lui et s’y sont rompu les os. El-Levir réussira-t-il ? C’est là que la force de la légende offre à ce livre unique et universel, comme une histoire par-dessus l’Histoire. Le Livre, après tout, n’est rien d’autre que la vie : bref, éclatant, monumental et cruel.

Damasio et personne d’autre


Qui d’autre qu’Alain Damasio aurait pu raconter, avec une telle économie de mots et pourtant un tel lyrisme, la plus grande histoire de tous les temps ? 5 ans après La Horde, on retrouve certains des thèmes les plus chers à l’auteur : la vie, bien sûr, qui dans son second roman adoptait la forme plus subtile du vif, les éléments, vus comme les composantes d’un même organisme, mais prêtant cette fois plus volontiers leur secours au plus grand poète du monde. Le verbe, intimement lié aux deux premiers thèmes. Tous combinés ensemble, Vie, Nature et verbe, forment cette explosion extraordinaire, ce bref éclat de joie primordiale, une flamme d’énergie pure.

El-Levir aurait tout aussi bien pu être Caracole (bien plus que Sov, si vous voulez mon avis) : tous deux ont eu cette vie un peu mystérieuse qui s’efface derrière l’œuvre, tous deux sont les plus talentueux, et les moins en quête de gloire. Une humilité profonde les habite, et ce besoin perpétuel de représenter la vie, à tel point qu’ils en oublient la leur. La Vie les dévore, les métamorphose, les dilue, et pourtant, ils sont toujours là.

Comme pour La Horde du contrevent, on n’entre d’ailleurs pas si aisément dans ce récit-là. Mais, et c’est la magie du style Damasio, ce phrasé étrange, parfois alambiqué, déconstruit, cette logique si particulière s’insinue en nous après quelques pages, et l’on plonge, comme si on n’avait jamais peiné. Pour se réveiller à la fin de l’histoire, dont je ne vous révélerai évidemment pas le dénouement, bande de petits malins.

L’écho de Philippe Aureille


Non, ce titre n’est pas un jeu de mot de mauvais goût. Le travail de graphiste et d’illustrateur de Philippe Aureille fonctionne un peu à la manière d’une onde de choc qui aurait pris naissance avec les mots de Damasio. Lettrages épais, textures brutes, un effet proche du graffiti urbain, comme si, pour la postérité de la légende, El-Levir devait se retrouver gravé dans le béton. Décalage étrange : là où Damasio nous parle des forces de la nature et de l’inspiration que nous offre chaque jour la vie dans ce qu’elle a de plus pur, Aureille gratte les surfaces, imprime sur le rugueux, le sanglant. On croirait qu’il cherche à imprimer en nous les souffrances du scribe. Son travail, juxtaposé au verbe « damasien », offre un résultat fascinant, au sens littéral. Et fort logique, d’ailleurs, puisque l’artiste a évité l’écueil primordial de souligner les propos de l’écrivain à grand renfort d’aquarelles et d’estampes, le premier degré chez Damasio. Avec Philippe Aureille, merci à lui, on creuse. On s’enfonce, et on s’écorche.

Et pourtant, on s'envole. Allez comprendre !




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